La sélection des livres de mars 2020

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La sélection des livres de mars 2020

LITTÉRATURE FRANCOPHONE


Livane Pinet,
Les Pierres filantes, L’Atelier Contemporain, mars 2020, 144 p., 20 €

À l’appel d’une voix chère, une femme se réveille dans une chambre d’hôpital. Elle se met en chemin. Dehors, le monde sort d’un cataclysme ; la vie reprend ses droits, parcimonieuse, précaire. Guidée par son intuition et le désir de retrouver une présence qu’elle n’a peut-être que rêvée, cette femme amnésique gagne la campagne, fait de brèves rencontres, s’endort dans une forêt. Son voyage, de station en station, prend une allure initiatique.
Le mystère qui traverse le premier roman de Livane Pinet n’est pas de ceux qui se résolvent au bout d’un récit à suspense ou qui s’éclairent d’une lecture par clefs. Ce mystère, poétique, est celui d’un face-à-face avec une présence qu’on ne sait déchiffrer et dans laquelle on devine cependant comme une traduction de l’essence même des choses. L’innocence de son héroïne ouverte à tous les signes, livrée à toutes les atteintes d’un monde au bord de la catastrophe, et s’avançant pourtant sans crainte à sa rencontre, ressemble à une page blanche sur laquelle s’inscrit la difficile leçon d’un univers dont se révèle surtout l’opacité.

Livane Pinet est l’auteur de recueils de poèmes (Qu’avez-vous oublié ?, 2006, La Part d’ombre, 2009, À personne d’autre, 2015) et d’un essai (Yves Bonnefoy ou l’expérience de l’Étranger, 1998). Elle est également traductrice, ayant signé avec Jean-Yves Masson la version française des Lettres sur la poésie : correspondance avec Dorothy Wellesley de W. B. Yeats (2018).

En ce mois de mars qui célèbre le Printemps des poètes, découvrons le recueil La part d’ombre de Livane Pinet paru en 2009


Leonor Baldaque,
Piero Solitude, Verdier, mars 2020, 128 p., 13.50 €

Le fil de ce récit déroule l’histoire d’une rencontre entre une jeune femme, l’art de Piero della Francesca et un peintre d’aujourd’hui, qui s’appelle lui aussi Piero – un homme aperçu pour la première fois dans un café, au détour d’une place, à Rome. Cette vie à trois devient vite une danse si enivrante, sous la chaleur antique de l’Italie, que souvent l’on ne sait plus au bras de qui l’on danse.

« C’est comme l’univers, on ne peut pas dire je le connais. Mais il habite à tel point les nuits et les jours, colore les heures même de repos, s’insinue dans tous les regards jetés, s’immisce dans tous les traits vus, au point qu’un soir, cela devient envahissant, doit naître, et ne cesse plus d’avoir un lieu en moi. »

Bande-annonce réalisée par Leonor Baldaque

 

 Catherine Mavrikakis, L’Annexe, Sabine Wespieser, mars 2020, 240 p., 20 €

Quand elle n’est pas en mission, Anna retourne à Amsterdam, dans l’annexe où Anne Frank s’est cachée avec sa famille, avant d’être déportée, en 1944. Lors d’une de ses visites,
l’espionne comprend qu’elle est suivie. Sans tarder, son organisation l’exfiltre dans une maison de protection, dont elle est supposée ignorer l’emplacement. Mais une allusion au smoked-meat de chez Schwartz’s la convainc qu’elle va atterrir à Montréal, la ville de ses grands-parents. Celle dont le métier exige maîtrise des émotions et oubli de soi se laisse envahir par les souvenirs de ses vacances d’enfant.
Dès son arrivée dans cette nouvelle annexe, un autre pan occulté de son passé se rappelle à elle : Celestino, chargé de veiller sur les neuf membres de leur insolite communauté, est un fou de littérature. Dans l’appartement couvert de bibliothèques, Anna s’abandonne aux réminiscences de ses études et à son goût exclusif pour la lecture, qu’elle avait sacrifié en changeant de vie.
Avec le fanstasque majordome prétendument cubain, qui la surnomme Albertine, l’espionne rebaptise ses compagnons de réclusion du nom des auteurs ou des personnages qu’ils lui évoquent : un vieux couple slave devient les Tourgueniev ; un agent d’apparence banale, certainement capable du pire, Meursault ; le chat, Moortje, comme celui d’Anne Frank.
Ni la prisonnière ni son gardien ne perdent pourtant de vue l’enjeu de leur brillant duo. Et c’est tout l’art de Catherine Mavrikakis que de puiser dans la fiction la bien réelle issue de leur vénéneux pas de deux… Jouant avec les codes du roman d’espionnage et de captivité, L’Annexe se révèle un éblouissant hommage à la puissance invaincue de la littérature.

De Catherine Mavrikakis, Les Derniers Jours de Smokey Nelson dans Pas la peine de crier (Marie Richeux) – France Culture

 

Cécile Ladjali, La Fille de Personne, Actes Sud, mars 2020, 208 p., 19.50 €

La quête des origines et l’origine de la création se confondent dans la vie de Luce Notte, étudiante berlinoise partie sur les traces d’un père fantôme. À la faveur de “coïncidences supérieures”, elle croise ainsi le chemin de Franz Kafka, à Prague, puis bien des années plus tard, de Sadeg Hedayat, à Paris. Des écrivains aux fortes affinités électives, oppressés tous deux par la tentation du suicide et la destruction de leurs textes. Devenue l’héritière fortuite de deux inédits des maîtres, Luce incarne la puissance de rêve du lecteur pour faire exister les livres. Son vertige, devant la beauté de cette esthétique spectrale, est aussi celui de l’œuvre au noir qui nourrit tout écrivain.

Les livres peuvent-ils « nous rendre plus grands que nous ? » Entretien entre Julie Gacon, Cécile Ladjali, Hélène Frappat et Michel Le Bris au Salon du Livre/Livre Paris 2019


Sébastien Berlendis,
Des Saisons adolescentes, Actes Sud, mars 2020, 76 p., 12.80 €

En classe de terminale, un professeur de philosophie propose à ses élèves de s’attacher au récit d’un seul souvenir ; de n’en choisir qu’un, comme si c’était le dernier, avant que tout ne disparaisse… Une trentaine de fragments, mélancoliques ou pleins d’ardeur, comme autant de séquences cinématographiques de ces états transitoires, qui forment le portrait sensible de l’adolescence.

« Pour son cinquième livre, accueilli chez Actes Sud, ce professeur de philo a mis à contribution les garçons et les filles de cet âge qu’il côtoie depuis une vingtaine d’années, ses élèves de 17 ans (…). Ces Saisons adolescentes agrègent de brefs récits nés d’un exercice, de commande mais sans obligation, proposé par l’enseignant : écrire, quelques jours avant la fin de l’année de Terminale, un souvenir que les adolescents souhaitaient sauver de l’oubli. (…). Trente-cinq séquences empreintes d’une sensualité très pudique, racontées presque sans aucuns marqueurs d’époque – pas de signes générationnels non plus dans la langue -, et dans un présent intemporel (…). La grâce de l’instant, les révélations, le désenchantement, les déceptions. Des blessures sans cicatrices apparentes, des deuils hors champs. » Livres Hebdo, 14 février 2020


Yohann Elmaleh,
Moi j’suis de la race écrite, Flammarion, février 2020, 240 p., 19 €

« Plus je l’observais comme ça, feuilletant son livre, levant parfois le regard pour mieux s’en imprégner, les verres moirés de merveilles, plus il s’établissait en moi un vertige inouï que mes pensées d’alors se trouvèrent incapables de formuler. Je m’éprouvais dans l’indicible… Je transpirais dans l’innommé… Simplement, j’étais ému.
C’est la première fois, je crois, que je fis l’expérience des mots et de leur insolente nécessité. »

Jo, la vingtaine, vit dans une cité à Crimée, où il a grandi avec sa bande de copains. Inscrit en licence de philosophie à la Sorbonne, il se retrouve vite tiraillé entre les convenances de ses études et les rudes manières de son quartier, noyant cette dualité dans les amours, l’alcool et la drogue. Une rencontre va agir comme un révélateur et faire découvrir au jeune homme une nouvelle ivresse salutaire, celle des mots.

« Et puis tout bascule au moment où, grand lecteur de Baudelaire puis de Nietzsche, il décide de se mettre à l’écriture : d’abord d’un blog littéraire quotidien qui capotera, ensuite d’un livre, celui-là même que le lecteur tient entre ses mains. La boucle est bouclée, au prix de bien des tribulations, et dans une écriture devenue limpide, parfois superbe. C’est original, enlevé… » Livres hebdo, 7 février 2020

                                                                                                                                                         

LITTÉRATURE TRADUITE

L’annulation du Salon du livre/Livre Paris 2020 ne nous empêche pas de mettre à l’honneur la littérature indienne.

Anuradha Roy, Toutes ces vies jamais vécues, traduit de l’anglais (Inde) par Myriam Bellehigue, Actes Sud, mars 2020, 320 p., 22.50 €

En 1937, Gayatri quitte l’Inde pour Bali, dans le sillage d’un artiste allemand, afin de retrouver sa liberté et de se consacrer à la peinture. Elle laisse derrière elle son mari et leur fils de neuf ans. Lorsque ce dernier, à la fin d’une vie façonnée par cette terrible absence, reçoit d’une ancienne voisine un paquet de lettres de sa mère, il revisite ses souvenirs et succombe à l’obsession qui a marqué son enfance : pourquoi l’a-t-elle abandonné ?

Un merveilleux roman, à la fois historique et poétique, sur la trajectoire heurtée d’une femme libre et sur la douloureuse posture d’attente adoptée par son fils.

Le blog de l’écrivaine

Pierre Jarawan, Tant qu’il y aura des cèdres, traduit de l’allemand par Paul Wider, Éditions Héloïse d’Ormesson, février 2020, 496 p., 23 €

Un magnifique chant d’amour au Liban.
Après avoir fui le Liban, les parents de Samir se réfugient en Allemagne où ils fondent une famille soudée autour de la personnalité solaire de Brahim, le père. Des années plus tard, ce dernier disparaît sans explication, pulvérisant leur bonheur. Samir a huit ans et cet abandon ouvre un gouffre qu’il ne parvient plus à refermer. Pour sortir de l’impasse, il n’a d’autre choix que de se lancer sur la piste du fantôme et se rend à Beyrouth, berceau des contes de son enfance, pour dénicher les indices disséminés à l’ombre des cèdres.
Voyage initiatique palpitant, Tant qu’il y aura des cèdres révèle la beauté d’un pays qu’aucune cicatrice ne peut altérer. À travers cette quête éperdue de vérité, se dessine le portrait d’une famille d’exilés déchirée entre secret et remord, fête et nostalgie.

« Ce roman bouleversant et poétique, empreint de cette nostalgie de l’exil qui reste commune à tous les enfants d’immigrés, a la grâce des contes de fées et la sensibilité des quêtes initiatiques. » Page des Libraires, 4 février 2020


Burhan Sönmez,
Labyrinthe, traduit du turc par Julien Lapeyre de Cabanes, Gallimard, mars 2020, 224 p., 20 €

Un jour, Boratine, un jeune chanteur de blues vivant à Istanbul, se réveille à l’hôpital partiellement amnésique : il ne sait plus qui il est ni d’où il vient. On lui dit qu’il a miraculeusement survécu à sa tentative de suicide. Mais pourquoi aurait-il tenté d’en finir en sautant d’un pont sur le Bosphore? Boratine est beau, talentueux, populaire. Ses amis l’aiment, les femmes aussi. Revenu dans son appartement, il tente de reprendre le cours de sa vie, de raviver sa mémoire au contact d’objets du quotidien, de visages connus, de miroirs. S’il a oublié tout ce qui concerne son identité, il n’a pas perdu l’usage des mots, la maîtrise de plusieurs langues. Il reconnaît même en cette figurine, dans son salon, la vierge Marie et son enfant Jésus. Incapable toutefois de les replacer dans le temps, il ne saurait dire s’ils ont vécu il y a quelques années ou bien des millénaires. Flâneur des labyrinthes de la mémoire, il erre aussi au hasard des chemins de la ville, cette Istanbul qu’il redécouvre sous un jour nouveau.
Dans une prose fluide et poétique, Burhan Sönmez raconte les pérégrinations de son héros, sa quête identitaire, et leur confère une profondeur existentielle. Qu’est-ce qui nous détermine? Perdre la mémoire, est-ce perdre son identité? Est-ce plus libérateur pour l’homme – et pour une société – de connaître son passé ou bien de s’en défaire?

« Il (l’auteur) préfère le roman, métaphorique et philosophique, dans lequel chacun peut se projeter à sa guise. La question de l’identité habite les pays et les êtres. Peu importent les réponses… » Livres Hebdo, 21 février 2020

 

POLARS


Alexandra Schwartzbrod,
Les Lumières de Tel-Aviv, Rivages, mars 2020, 300 p., 20 €

Les ultrareligieux ont pris le pouvoir à Jérusalem pour former le Grand Israël. Les Résistants, composés de laïcs juifs et arabes, se sont regroupés à Tel-Aviv pour vivre selon les préceptes des premiers kibboutzim. Signe de la division, un nouveau mur a fait son apparition, entre Jérusalem et Tel-Aviv cette fois. Un mur surveillé par des robots tueurs fournis par la Russie, le parrain du Grand Israël. Ils sont six à devoir franchir cette frontière au péril de leur vie : Haïm, un ultra-orthodoxe en cavale ; Moussa et Malika, deux jeunes Palestiniens en exil ; Ana, la femme d’un religieux éprise de liberté ; Isaac, un conseiller du Premier ministre en proie au doute ; et Eli Bishara, un ex-commissaire de police à la recherche de son amour perdu. Tous n’y parviendront pas.

Alexandra Schwartzbrod est romancière, essayiste, spécialiste du Moyen Orient et directrice adjointe de la rédaction de Libération. Elle a reçu le Prix SNCF du polar en 2003 pour Balagan et le Grand prix de littérature policière en 2010 pour Adieu Jérusalem, deux romans qui composent, avec Les Lumières de Tel-Aviv, un cycle consacré à Israël.

La critique de Télérama d’Adieu Jérusalem, juillet 2010


Lea Carpenter,
Rouge blanc bleu, traduit de l’anglais (États-Unis) par Anatole Pons-Reumaux, Gallmeister, février 2020, 336 p., 23 €

Anna adore son père, le charismatique Noel, banquier new-yorkais dont elle est la fille unique. Mais Noel meurt dans une avalanche en Suisse la veille du mariage d’Anna, laissant derrière lui bien des zones d’ombres. Quelques mois plus tard, alors qu’elle est en lune de miel dans le sud de la France, Anna fait une rencontre troublante. Un ancien collègue de Noel lui promet des révélations sur le passé de son père. Et de retour à New York, la jeune femme reçoit une clé USB. Sur celle-ci, des vidéos de Noel au centre d’un interrogatoire impitoyable. Tout ce qu’Anna croyait savoir sur la vie de son père – et sur son décès – vole alors en éclats.
Roman intelligent et rythmé, Rouge Blanc Bleu nous plonge dans les arcanes de la CIA et dans le cœur d’une jeune femme qui apprend à découvrir l’inconnu qu’était son père.

« On rentre dans Rouge blanc bleu, le deuxième roman de Lea Carpenter traduit en français après Onze jours (Gallmeister, 2018) avec l’idée qu’il doit s’agir de quelque chose de ce genre. Fausse route et magnifique surprise : c’est en la matière le livre le plus inattendu, complexe dans le meilleur sens du terme et réussi depuis bien longtemps. En même temps qu’un magnifique chant d’amour pour un père disparu. » Livres Hebdo, 21 janvier 2020

LIVRES DE POCHE


Ovide,
Les Tristes – Les Pontiques, traduit du latin, présenté et annoté par Danièle Robert, Actes Sud, mars 2020, 320 p., 8.50 €

En l’an 8 de notre ère, Ovide doit s’exiler sur ordre de l’empereur Auguste. Il ne reviendra jamais à Rome : il mourra à Tomes à l’âge de soixante ans. Durant près de dix ans, il écrira aux siens, à l’empereur, et ses lettres sont parmi les œuvres les plus poignantes que la littérature ait produites : d’abord Tristia (Les Tristes) puis Epistulæ ex Ponto (Les Pontiques). Cris de douleur, d’amour, de révolte, ces poèmes épistolaires parlent aujourd’hui à tous les êtres qui ont connu ou connaissent l’exil – qu’il soit directement imposé par le pouvoir ou rendu nécessaire pour préserver sa vie.

Présentation du broché sur L’Express, 1er décembre 2006


Emmanuel Ruben,
Jérusalem terrestre, Inculte, mars 2020, 192 p., 8.90 €

« Le projet de Jérusalem
terrestre était d’accompagner un roman en cours d’écriture, de presser l’éponge lorsqu’elle était trop pleine. Plongé dans le contraire d’un pays sans légendes, embarqué dans le berceau de tous les mythes, craignant d’être peu à peu débordé par l’avalanche d’informations qui me tombait dessus chaque jour, j’ai très vite éprouvé ce besoin de faire le tri entre ce qui pourrait servir au roman et ce qui ne servirait pas, toutes ces petites brisures du réel qui ne pourraient pas coller […] tous ces faits trop précis, ces myriades de chiffres, ces illustrations nécessaires, qui ne trouveraient pas leur place ou tiendraient dans d’encombrantes annexes ou de superflues notes de bas de pages. Jérusalem terrestre, au contraire, s’autoriserait à coller des petits bouts de vécu, des fragments de discours.
»

De son séjour à Jérusalem, Emmanuel Ruben rapporte un texte qui interroge les cartes, met au jour les frontières, les limites, les murs qui sillonnent aussi bien la géographie d’une région aux contours flous que celle, intime, de ses habitants.

Critique du livre sur Libération par Alexandra Schwarzbrod, 21 octobre 2015

Ryoko Sekiguchi, Nagori, La nostalgie de la saison qui vient de nous quitter, Gallimard, mars 2020, 144 p., 6.30  €

«La saison, c’est le temps des émotions.»

Nagori, littéralement «reste des vagues», signifie en japonais la nostalgie de la séparation. Dans ce court texte, Ryoko Sekiguchi évoque l’attachement aux saisons qui imprègne la langue et les haïkus dans la culture japonaise. À travers la nourriture, l’écrivaine nous livre l’arrière-goût, les textures et les émotions d’une saison qui vient de nous quitter.

Portrait de l’auteure sur Diacritik, 5 décembre 2018   

                       

PHILOSOPHIE


Evelyne Grossman,
La Créativité de la crise, Éditions de Minuit, mars 2020, 128 p., 15 €

On affirme parfois que les crises génèrent des forces créatrices. Idée à méditer, au-delà des banales affirmations publicitaires ou entrepreneuriales sur le caractère fécond des crises (politiques, sociales, économiques ou personnelles). C’est le versant psychique, littéraire et philosophique de la notion de crise qui est ici exploré dans son rapport à la création. Crise de la créativité : silence, retirement, stérilité. Tout un chacun connaît ces périodes de vide, de blocage dépressif. La créativité de la crise en est-elle le simple renversement ?
Comme le surent Deleuze ou Beckett, Nietzsche ou Foucault, mais aussi nombre d’artistes et créateurs modernes, il n’est pas facile d’endurer l’instabilité qu’exige toute création, les forces d’égarement qu’elle déchaîne, tout comme son indéniable jouissance. La création est sans doute un apprentissage de l’insécurité.

« Avec justesse, cette philosophe pointe dans quelques œuvres les moments où tout semble basculer, s’arrêter pour finalement recommencer. (…) Elle montre comment les textes se font et se défont en passant par le silence. Sa lecture de ces passages à vide se nourrit de psychanalyse, mais elle demeure prudente sur la relation qui pourrait être établie entre crise et créativité pour s’intéresser à l’inspiration qui renaît. » Livres Hebdo, 21 février 2020

Emmanuele Coccia, Métamorphoses, Rivages, mars 2020, 192 p., 18 €

La métamorphose, tout vivant y passe. C’est l’expérience élémentaire et originaire de la vie, celle qui définit ses forces et ses limites. Depuis Darwin, nous savons que toute forme de vie – l’être humain compris – n’est que la métamorphose d’une autre, bien souvent disparue. De notre naissance à notre alimentation, nous en faisons tous l’expérience. Dans l’acte métamorphique, changement de soi et changement du monde coïncident. Affirmer que toute vie est un fait métamorphique signifie qu’elle traverse les identités et les mondes sans jamais les subir passivement. Cet essai novateur jette les bases d’une philosophie de la métamorphose.

Emmanuele Coccia, philosophe de la métamorphose dans Les Chemins de la philosophie sur France Culture, 30 août 2019

ÉSSAIS



Stéphane Habib,
Il y a l’antisémitisme, Les Liens qui libèrent, mars 2020, 96 p., 9 €

Écrire « Il y a…l’antisémitisme »,
c’est immédiatement faire entendre que ce livre n’est pas une explication de plus, une description de plus ou encore l’écriture d’une histoire de la haine des juifs. C’est un rapport de forces. « Il y a » indique que ce livre n’est pas une démonstration d’existence de l’antisémitisme. « Il y a », pour ce qui arrive et se répète. « Il y a » pour la persistance. « Il y a » pour la rémanence. Et précisément, il y a une structure de l’antisémitisme que décrit pertinemment Stéphane Habib dans cet ouvrage important.

Extrait de la conférence de Stéphane Habib sur l’antisémitisme, au Banquet du Livre d’été de Lagrasse, 6 août 2018

Arundhati Roy, Mon Cœur séditieux, traduit de l’anglais (Inde) par Juliette Bourdin, Claude Demanuelli, Irène Margit et Frédéric Maurin, Gallimard, mars 2020, 1056 p., 38 €

« En des temps meilleurs, on parlait de perspective critique ou de vision du monde alternative. Aujourd’hui, en Inde, on dit sédition.»
Mon cœur séditieux réunit le travail de vingt ans de réflexion et d’engagement. En 1998, après le magistral Dieu des Petits Riens, Arundhati Roy prend la plume pour s’élever contre le programme nucléaire indien dans plusieurs essais qui signeront le début de son combat politique.
Au travers d’une quarantaine de textes, elle s’intéresse à la politique et aux dynamiques de pouvoir en jeu au sein des gouvernements des puissances mondiales. Dans un environnement de plus en plus hostile, elle décrit avec toujours autant de férocité et de clairvoyance le combat des opprimés, les injustices de castes ou les tragédies écologiques.
Elle observe, comme autrice et comme citoyenne du monde, l’évolution de la société des années quatre-vingt-dix à nos jours. Son écriture radicale met à la portée de tous une réflexion passionnante d’une extrême actualité.

Arundhati Roy au Collège de France le 26 mars 2020

David Bosc, Il faut un frère cruel au langage, Héros limite, mars 2020, 48 p., 10 €

L’écrivain et critique David Bosc tente dans ce court texte de penser le rapport singulier que les écrivains peuvent entretenir avec le langage. Son texte s’ouvre sur l’adage fameux de Nicolas Boileau, selon lequel « Ce que l’on conçoit bien s’énonce clairement ». Cette affirmation est d’emblée mise en regard d’autres citations qui constituent autant de témoignages d’écrivains sur leur expérience. David Bosc, en lecteur et en écrivain, entre en dialogue avec ces voix plurielles et s’interroge avec elles sur la place de l’intention et du rythme dans l’écriture, sur ce qui peut pousser à écrire, ou sur ce qu’on peut entendre ou désigner par auteur ou créateur. Il se fraie un chemin à travers des mots dont il fait entendre toute l’épaisseur de sens : celui d’instance, par exemple, qui serait peut-être plus juste que celui d’auteur pour penser la création. Il fait ainsi résonner, dans ce tissage de voix d’autres « praticiens » et penseurs, et ce, depuis leur singularité, une expérience commune de l’écriture, celle d’un non-savoir, et d’une aventure qui relève moins d’une intention maîtrisée que d’un perdre pied au sein du langage. Ce texte reprend une conférence prononcée au Banquet du livre d’automne de Lagrasse, le 29 octobre 2016 : https://www.lamaisondubanquet.fr/wp-content/uploads/2016/11/david-bosc-29-10-2016.mp3

Günther Anders, Phénoménologie de l’écoute, traduit de l’allemand par Martin Kaltenecker et Diane Meur, préfacé par Jean-Luc Nancy, Philharmonie de Paris, mars 2020, 448 p., 16.90 €

Günther Anders fut formé par la musique et les beaux-arts qu’il pratiquait lui-même activement. S’il n’est pas devenu musicien, ses expériences ont marqué sa pensée et nourri sa réflexion philosophique ultérieure. En témoignent les « Recherches philosophiques sur les situations musicales (1930-1931) », projet de thèse d’habilitation demeuré inédit, qui porte l’influence de ses professeurs Edmund Husserl et Martin Heidegger. Les écrits rassemblés dans cet ouvrage constituent l’une des toutes premières réflexions phénoménologiques appliquées à la musique, avant que le philosophe ne se tourne vers une approche sociologique, présentée dans la seconde partie du volume. « Qui la musique socialise-t-elle ? Qui est-elle censée toucher, et à l’initiative de qui ? Qui la reproduit ? » Anders s’intéresse à la transformation de l’être dans l’expérience d’écoute.

La Maison du Banquet honore les musicales franco-russes en invitant avec Les Amis de l’Orgue de Lagrasse, l’Orchestre national du Capitole de Toulouse pour un concert de musique de chambre le 15 mars 2020

 

HISTOIRE

Romain Bertrand, Qui a fait le tour de quoi ?, L’affaire Magellan, Verdier, mars 2020, 144 p., 14.50 €

Imaginez une histoire, une belle histoire, avec des héros et des traîtres, des îles lointaines où gîtent le doute et le danger. Imaginez une épopée, une épopée terrible, avec deux océans où s’abîment les nefs et les rêves, et entre les deux un détroit peuplé de gloire et de géants. Imaginez un conte, un conte cruel, avec des Indiens, quelques sultans et une sorcière brandissant un couteau ensanglanté. Un conte, oui, mais un conte de faits : une histoire où tout est vrai. De l’histoire, donc.

Cette histoire – celle de l’expédition de Fernand de Magellan et de Juan Sebastián Elcano –, on nous l’a toujours racontée tambour battant et sabre au clair, comme celle de l’entrée triomphale de l’Europe, et de l’Europe seule, dans la modernité.

Et si l’on changeait de ton ?

Et si l’on poussait à son extrême limite, jusqu’à le faire craquer, le genre du récit d’aventures ? Et si l’on se tenait sur la plage de Cebu et dans les mangroves de Bornéo, et non plus sur le gaillard d’arrière de la Victoria ? Et si l’on faisait peser plus lourd, dans la balance du récit, ces mondes que les Espagnols n’ont fait qu’effleurer ? Et si l’on accordait à l’ensemble des êtres et des choses en présence une égale dignité narrative ? Et si les Indiens avaient un nom et endossaient, le temps d’un esclandre, le premier rôle ? Et si l’Asie – une fois n’est pas coutume – tenait aussi la plume ? Que resterait-il, alors, du conte dont nous nous sommes si longtemps bercés ?
La vérité, peut-être, tout simplement.

20 minutes sur Magellan, par Romain Bertrand, au Banquet du Livre d’été 2019

JEUNESSE 

Pef, Marc-Olivier Dupin, Terra Migra, Gallimard jeunesse, mars, 40 p., 20 €

 » Je suis Terra Migra, mes sourires sont faits de fleurs, de chants d’oiseaux. Mes larmes sont de sel dans des rives lointaines.  » Ainsi s’adresse notre planète à deux personnages que le hasard a fait se rencontrer. L’un est fataliste, l’autre ouvert au monde. Ce monde-là est celui des migrants vivants ou en grand danger d’oubli. De quelle Histoire présente ou disparue viennent-ils ? Superbement mis en musique par Marc-Olivier Dupin, le texte et les illustrations de Pef évoquent de manière extrêmement sensible et juste la peur de l’autre, le racisme, les guerres, les migrations, la Terre-Mère.

À partir de 3 ans

Dossier de presse de la Maison de la Radio     

Claude Ponti, Voyage au pays des monstres, L’École des Loisirs, mars 2020, 36 p., 18.80 €

Embarquez dans une aventure magique, à bord du bus 84, glissez dans une coquille et entrez dans l’histoire, visitez un Paris transformé, voyagez sur une fourmi de dix-huit mètres avec un chapeau sur la tête, partez à la découverte de monstres – dont ceux de Léopold Chauveau exposés au Musée d’Orsay – et surtout, ne vous fiez pas aux apparences… C’est tout cela, et bien plus encore, qui vous attend dans ce nouvel album plein d’étrangitude !

De 6 à 8 ans

« Hommage aux monstres qu’il affectionne, le dernier album de Claude Ponti est une fête pour les yeux et l’esprit. » Livres Hebdo, 28 février 2020

ROMAN GRAPHIQUE

Boris Vian, Paul & Gaëtan Brizzi, L’Écume des jours, Futuropolis, mars 2020, 216 p., 29 €

Colin, jeune homme, sympathique et un peu désœuvré rencontre Chloé. Ils tombent amoureux, nagent dans le bonheur et bientôt se marient et partent en voyage, sous le regard de leurs autres amis, Chick (un chic type), Alise, Nicolas et Isis. Mais le bonheur ne dure pas.

On ne présente plus le célèbre roman de Boris Vian. Le récit amoureux de Colin, Chloé, Chick et Alice est devenu un classique incontournable de la littérature, étudié à l’école.
Après avoir adapté en bande dessinée L’Automne à Pékin, Paul et Gaëtan Brizzi se lancent dans une version somptueusement illustrée du roman. Connus pour leurs travaux de réalisateurs dans l’animation, ils mettent à nouveau ici leur fantaisie au service de l’œuvre de Vian.

Feuilleter le livre

 

Jean-Louis Tripp, Extases, tome 2, Les Montagnes russes, Casterman, mars 2020, 268 p., 27.95 €

Nous aimons l’amour et le plaisir. La nature nous a fait ainsi. Mais hélas, nous intégrons dès l’enfance, que notre sexualité est une chose sale et honteuse, une chose avec laquelle on est bien obligé de composer, mais qu’il faut tenir caché. La sexualité fait fondamentalement partie de nos vies, mais, à cause de la honte, dès qu’il est question d’images, sa représentation est absolument schizophrénique. D’un côté, la pornographie, omniprésente, hyper consommée et passablement déconnectée de la réalité des choses ; et de l’autre, des récits de vie dans lesquels le rapport amoureux est une ellipse, des vêtements ôtés à la hâte sur un tapis, des ombres chinoises, une fenêtre ouverte sur la lune. Moi, je pense qu’il n’y a pas de honte à avoir et que la loi n’a pas à s’immiscer dans les chambres à coucher, tant que ces choses-là se passent entre adultes désirants. C’est une démarche engagée. C’est un acte politique.

Critique du tome 1 sur Libération, septembre 2017

ARTS

Mâkhi Xenakis, Les Folles d’Enfer de la Salpêtrière, Actes Sud, mars 2020, 190 p., 19 €

Invitée à créer des sculptures pour la chapelle Saint-Louis de l’hôpital de La Pitié-Salpêtrière, Mâkhi Xenakis s’immerge dans les archives de l’Assistance publique pour laisser venir à elle l’esprit des lieux. Elle en exhume des manuscrits totalement inédits, bouleversants, qui bruissent encore des cris de ces femmes enfermées là depuis Louis XIV jusqu’à Charcot. Quand la plasticienne pense ciment, tiges filetées, pigments, inévitablement surgissent les mots. Travaillés comme une matière brute, qu’il faut élaborer, agencer, tordre pour qu’ils expriment l’indicible de cet univers carcéral oublié.
Véritables figures sur la surface des pages blanches, des mots, des grappes de mots s’écartent, s’entrechoquent, parfois seuls, vibrants, toujours au bord du précipice. Portés par une force incantatoire, ils sont en équilibre, suspendus dans le vide, et, à l’instar des statues, exposés à nos yeux dans leur nudité, leur vulnérabilité, libres, enfin.

Dans cette nouvelle édition, Mâkhi Xenakis, nous fait redécouvrir cette œuvre à travers des photographies inédites.

Le texte a été mis en scène au théâtre par Anne Dimitriadis

Adrian Ghenie, Yannick Haenel, Déchaîner la peinture, Actes Sud/Henry Jancovici, mars 2020, 224 p., 37 €

Né en 1977, Adrian Ghenie vit et travaille à Berlin. Depuis une dizaine d’années, sa peinture se déploie à travers un extraordinaire déchaînement chromatique qui, entre figuration et abstraction, invente des formes nouvelles – inspirées par Francis Bacon ou Gerhard Richter – en les déplaçant sur le terrain de l’histoire et du destin de l’espèce humaine en proie aux mutations génétiques.

Cette enquête passionnée écrite par Yannick Haenel s’attache à décrire le processus d’une œuvre à travers l’analyse des figures qui irradient ses tableaux.

Est-il encore possible de faire de la peinture dans une époque qui se noie dans la saturation des flux d’images ? Est-il encore possible de peindre des visages après un siècle de propagande où le visage des tyrans a permis d’asseoir leur domination ? Qu’est-ce que la radicalité artistique ? Ce sont des questions que pose l’œuvre d’Adrian Ghenie, et que ce livre aborde en une série de chapitres qui racontent une histoire : celle de la naissance d’une œuvre, aujourd’hui.

« Yannick Haenel, comme Adrian Ghenie, est un grand vivant obsédé par la mort. Une grande santé qui se heurte à un monde se détruisant, que le premier écrit, que le second peint. Livre admirable. Deux âmes sœurs se rencontrent et dialoguent, un fruit naît, beau et savoureux, concret et conceptuel. (Un) texte magnifique. » Vincent Jaury, TRANSFUGE

 

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